Le marteau des inégalités d’émissions de CO2 et le clou du climat

Perrissin Fabert Baptiste
5 min readSep 22, 2020

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Un nouveau rapport d’Oxfam[1] sur l’accroissement des inégalités climatiques et sur la responsabilité des riches dans les catastrophes climatiques en cours et à venir a été largement relayé dans la presse généraliste (The Guardian, le Monde du 21 septembre 2020) ainsi que sur les réseaux sociaux. Le message est simple : plus on est riche, plus on émet de CO2. Les 1% seraient même RESPONSABLES du double des émissions de 50% des plus pauvres alors que ce sont en majorité ces mêmes plus pauvres qui subissent le plus les conséquences des changements climatiques. Les militants du climat de bonne foi pensent détenir à travers ces inégalités d’émissions un nouveau motif d’indignation et un coupable commode : les riches et leur mode de vie vorace qui accélèrent les crises sociales et climatiques. Exigeons donc des nantis qu’ils réduisent drastiquement leur empreinte carbone, le climat sera sauvé et justice sera rendue. Le raisonnement est en apparence implacable et incontestable. D’autant plus que lutter contre les inégalités est devenu une priorité largement reconnue et même partagée par de nombreuses élites politiques et économiques progressistes. C’est en effet un combat nécessaire pour la justice sociale, pour la croissance économique et pour la cohésion du pacte social qui sont aujourd’hui profondément menacées par des déséquilibres croissants dans la répartition des richesses.

Mais attention au biais cognitif bien mis en évidence par Maslow : quand on possède comme seul outil un marteau on tend à voir tout problème comme un clou !

Les chercheurs et activistes qui font un travail remarquable pour décrire et lutter contre le fléau des inégalités font fausse route en martelant le même remède pour un mal bien différent. Plaquer un plaidoyer utile pour combattre les inégalités aux enjeux climatiques introduit, en réalité, de nombreuses confusions et repose sur des présupposés méthodologiques fragiles. Malheureusement, il n’y a pas de recette miracle pour sauver le climat. « Euthanasier les super riches » ne sera pas suffisant et n’aurait même que peu d’effet sur les émissions de CO2, n’en déplaise aux Robins des bois du climat.

Et ce, pour au moins 3 raisons que je détaille ci-après.

1. Des failles méthodologiques non explicitées.

Les chiffres d’Oxfam produits avec un institut de recherche suédois sont répétés et relayés à l’envi sans le moindre regard critique. Et s’ils étaient erronés ? C’est ce que montre l’excellent papier de Combet et al. (2020)[2]. Les auteurs y font une synthèse critique des méthodes existantes pour attribuer les émissions de CO2 aux individus et en pointent les pièges interprétatifs en termes de responsabilité individuelle des émissions. Les chiffres du rapport d’Oxfam, tout comme le papier séminal de Piketty et Chancel (2015)[3] reposent sur l’hypothèse d’une croissance des émissions de CO2 proportionnelle à la croissance des revenus avec une élasticité — revenu de 1 ce qui entraîne une symétrie parfaite et même tautologique entre les inégalités de revenus et les écarts d’émissions. La littérature académique montre pourtant que ce chiffre est surestimé d’un facteur 2 car il n’inclut pas de composante qualité dans l’estimation de l’élasticité qui fait que les riches consomment par exemple de la viande ou des appareils électroménagers relativement de meilleure qualité et donc de plus faible intensité carbone par euro dépensé. Les dépenses somptuaires dans de grands vins ou des œuvres d’art effectués par les super riches ont également une empreinte carbone par euro plus faible que celle du panier moyen d’un ménage modeste. Cet effet « qualité » intégré à l’élasticité revenu a un impact significatif d’un facteur 4 sur l’écart d’émissions entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvre en France. Avec la méthode Oxfam cet écart est de 8,8 (comme les écarts de revenus), avec une élasticité plus réaliste l’écart se réduit à 2,2.

2. Des inégalités inversées.

Plus important encore et degré de complexité supplémentaire, cette élasticité — revenu n’est pas constante car si les émissions sont globalement croissantes avec le revenu, il existe de très larges disparités au sein de chaque tranche de revenus. Et c’est bien cela qui soulèvent les problèmes de justice sociale les plus redoutables : de nombreux ménages pauvres et modestes émettent plus que certains riches et pour un même niveau de revenu on observe de forts écarts d’émissions. On comprend alors toute la difficulté à concevoir des instruments fiscaux acceptables et « justes » pour encourager la transition bas carbone car une telle hétérogénéité fera porter de façon disproportionnée à de nombreux ménages modestes le poids d’une taxation carbone ou de normes qui seraient cohérentes avec nos objectifs climatiques.

3. Une approche individualiste à la portée limitée voire trompeuse.

Ces ménages pauvres, modestes ou riches à qui on peut « attribuer » des émissions à l’aide de conventions statistiques, sont-ils la cause et donc sont-ils vraiment responsables de ces émissions ? On voit là que le passage de l’attribution des émissions à la responsabilité individuelle des émissions opère un glissement sémantique qui n’est pas neutre. Ce glissement va jusqu’à la culpabilité à travers les exemples les plus frappants des déplacements répétés en avions ou en jets privés des plus riches. Mais cette lecture individualiste et moralisante des émissions occulte la dimension essentiellement collective des émissions de CO2 qui sont largement dues à des choix collectifs passés : nos infrastructures énergétiques et de transport, la forme de nos villes, la qualité de nos logements, nos pratiques agricoles. Que les riches adoptent les comportements les plus sobres et les plus vertueux possibles ne changent que marginalement le problème car ils sont comme les plus pauvres enchâssés dans un mode de développement et de vie collectifs intensif en carbone. Et c’est d’ailleurs assez cocasse de noter qu’avec les hypothèses méthodologiques retenues dans le rapport d’Oxfam, supprimer les inégalités en répartissant le revenu total disponible à parts égales entre les habitants du monde n’aurait strictement aucun impact sur les émissions de CO2 puisque les émissions augmenteraient à due proportion de l’augmentation des revenus permis par la réduction des inégalités… On pourrait même arguer que les émissions augmenteraient car la richesse augmenterait, les inégalités étant un des freins bien identifiés à la croissance.

Formulé ainsi, ce débat sur les inégalités d’émissions ne permet pas de déduire en toute logique des actions à mettre en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il manque sa cible et nous écarte même des vrais leviers de transformation des modes de développement qui est pourtant l’objectif des auteurs du rapport d’Oxfam. Culpabiliser les riches ou les pauvres pour les émissions qu’ils n’ont pas vraiment choisi d’émettre ne nous indique pas ce qu’il faut faire pour réduire efficacement les émissions. En revanche qu’il faille lutter contre les inégalités de revenus (à travers des systèmes fiscaux plus redistributifs par exemple) ne fait nul doute. Cela permettrait de dégager des marges de manœuvre budgétaires pour investir dans des infrastructures bas carbone et accompagner dans la transition les ménages les plus modestes et les plus dépendants d’équipements intensifs en carbone. Mais il s’agit d’un tout autre cadrage du problème, qui ne désigne pas a priori un bouc émissaire et une solution simpliste à un problème systémique sur la base de chiffres frappant mais fragiles.

Au mieux, le marteau de la lutte contre les inégalités d’émissions soulevé par le rapport d’Oxfam enfonce une porte ouverte mais en aucun cas le clou du climat.

[1] https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2020/09/Resume-Rapport-Oxfam-Combattre-Inegalites-Emissions-CO2.pdf

[2] http://faere.fr/pub/PolicyPapers/Pottier_Combet_Cayla_Lauretis_Nadaud_FAERE_PP2020.02.pdf

[3] http://piketty.pse.ens.fr/files/ChancelPiketty2015.pdf

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